Un corps correspondant à celui de l’homme de la Grande Licorne fut repêché deux jours plus tard dans la Seine, retenu par les grands filets qui traversent le fleuve à Saint-Cloud.

Un commissaire de police demanda à Théodore de venir l’identifier à la Morgue. Comme promis, ce dernier en informa Fortuné en laissant un message à son domicile.
Le matin même, Théodore, Fortuné et Héloïse, qui avait insisté pour venir, pénétraient dans le triste bâtiment du quai du Marché Neuf ouvert librement aux visites. Elles permettaient aux parisiens de reconnaître un proche disparu et à certains de satisfaire une curiosité morbide.
Le commissaire, un grand homme maigre et peu loquace, les introduisit dans un vestibule sans âme, puis dans une salle plus haute. De part et d’autres, de grandes vitres séparaient le public de brancards inclinés sur lesquels reposaient des personnes étendues. Leur visage et presque tout leur corps était visible, sauf les parties intimes et, ça et là, des endroits particulièrement abîmés. Accident, mort naturelle, suicide, crime, la cause du décès pouvait s’imaginer pour quelques-unes, à la vue des chocs et des plaies qui affectaient leur anatomie ou des traits désespérés qui déformaient leur visage.
Sur le côté gauche, deux femmes et trois hommes composaient ce macabre inventaire. Une des femmes avait séjourné longtemps dans l’eau. Ses chairs étaient gonflées et déchirées en de nombreux endroits. Le cadavre que l’on pensait être le patron de La Grande Licorne était le dernier de la rangée.
Après une minute laissée à l’observation et au recueillement, le commissaire s’avança vers Théodore :
– Reconnaissez-vous cet homme, Monsieur De Neuville ? Il correspond à la description que vous et d’autres personnes avez faite de Jean-Marie Poisneuf, le propriétaire de la Grande licorne.
Héloïse et Fortuné échangèrent un coup d’œil. C’était la première fois à leur connaissance que leur ami se faisait appeler De Neuville. Et ils apprenaient par la même occasion le nom du patron du restaurant.
– Si j’en crois mon expérience, ajouta le commissaire, je dirais que l’état de décomposition du corps correspond peu ou prou à la date de sa disparition.
La tête de l’homme était fracassée. Il avait reçu un choc énorme sur le front, qui lui avait fendu le visage de haut en bas. Des morceaux d’os, de chair et de cervelle s’entremêlaient dans un grand désordre. Héloïse et Fortuné détournèrent le regard.
– La taille et la corpulence correspondent, mais vous conviendrez que le visage est assez méconnaissable, ajouta le commissaire.
Le reste du corps ne semblait pas porter de marque de violence particulière. Mais pour s’en assurer, il faudrait le faire examiner avec soin, ce que le commissaire avait très certainement prévu.
– Je ne vois pas ce qui a pu lui démolir ainsi la tête, ajouta Théodore. Mais je dirais que c’est bien lui. Peut-être s’est-il promené trop près de la Seine un soir de beuverie ?… En tout cas, je crois que son décès ne fera pas que des malheureux !
– Je vais demander aussi à Madame Andrésy de venir identifier ce corps. Nous allons essayer de cerner la cause du décès. Je vous prierai de ne pas vous éloigner de Paris pendant quelques jours.
La femme de la Grande Licorne se dénommait donc Andrésy.
– Je reste à votre disposition, commissaire, dit Théodore.
Il se tourna vers ses deux compagnons une fois ce dernier parti :
– Voilà, l’histoire est vraisemblablement finie, les amis. Vous pourrez en informer Pierre. Qu’il dorme sur ses deux oreilles !
Fortuné le regarda s’éloigner.
– Ça y est, le voilà reparti on ne sait où ! Glissa t-il à l’oreille d’Héloïse. Je ne comprends pas son empressement à vouloir que cette affaire soit terminée. De mon côté, je ne serai tranquille qu’après une dernière vérification.